Nadia Thuilliers
Qui est en charge de développer l'esprit critique des enfants?
Dernière mise à jour : 17 janv.

En préambule, je précise que je ne viserai aucun enseignant dans cet article! Je ne vise que la vision de l’esprit critique proposée dans une vidéo disponible sur Eduscol.
Courage et soutien aux enseignants qui vivent un quotidien pas toujours facile. Il suffit de passer une journée en classe pour le comprendre.
Toute ma réflexion va partir de cette vidéo sur Eduscol, présentée par Jérôme Grondeux, inspecteur général Histoire Géographie. Je ne doute pas de la bonne volonté de ce monsieur qui, honnêtement, dit beaucoup de choses intéressantes et vraies à mon sens en définissant ce qu’est l’esprit critique. Mais l’esprit critique étant souhaitable, je me plie à l’exercice.
Mon objectif est de comprendre comment le développement de l’esprit critique est défini par l’Education Nationale, si dans les faits les conditions nécessaires à son développement sont mises en place, et si seule l’école a pour mission le développement de cet esprit critique.
Voici le schéma que l’on trouve sur leur site internet et qui synthétise très bien la vidéo.

Comme le dit Jérôme Grondeux, il faut savoir vérifier s’il y a concordance entre la théorie et l’expérience. C’est donc sur cette concordance que je vais axer ma critique principalement. Je vais également faire une distinction entre l’esprit critique et le jugement critique (qui va de paire avec la pensée réflexive).
Dores et déjà, j'aimerais préciser que je pense que l'école développe l'esprit critique en donnant une méthodologie qui vise à critiquer un document. Il peut s'agir d'apprendre à vérifier les sources, la concordance et la fiabilité des témoignages.
En histoire nous apprenons à faire la critique d'un document en suivant la méthodologie de la critique. En science, on apprend à chercher la source, à comprendre la méthode utilisée pour faire une étude, et comment critiquer la pertinence de celle-ci.
Or, je ne limite pas l'esprit critique à la capacité de faire une critique en respectant une méthode. J'y ajoute le jugement critique, qui porterait sur des opinions, des idées et des valeurs. Et la pensée réflexive, qui consisterait à penser ce qu'on pense pour remettre en question nos propres idées.
L'école joue un rôle prépondérant. Mais il me semble important de compléter et préciser ce que peut être l'esprit critique dans une dimension plus large.
CONNAISSANCE ET ESPRIT CRITIQUE
“Pour parler d’esprit critique il faut parler de l’envie de connaître, et de l’importance de la curiosité”.
La curiosité est en effet un point de départ important, une qualité présente chez les enfants. Toutefois, j’aimerais distinguer ici l’envie de connaître et l’envie de comprendre. Les deux nous mettent en posture de recherche, ce qui est une bonne faculté à développer pour développer son esprit critique. Encore que, je nuance en disant qu'un enfant qui a envie de connaître peut attendre qu'on lui donne l'information, sans faire la démarche de chercher la réponse par lui-même ou de l'approfondir. La posture de chercheur est une condition de possibilité du développement de l'esprit critique. D’ailleurs, la volonté, et le besoin même, d’aller chercher la source de nos informations, participent au développement de l’esprit critique. Mais si on met en lien l’envie de connaître et le fait d’avoir des connaissances pour critiquer sans élargir la définition de l’esprit critique, on se heurte à un problème. Prenons son exemple pour illustrer le propos:
“Par exemple: quelqu’un qui ne sait pas comment fonctionne un moteur à explosion ne pourra pas faire preuve d’esprit critique [pour en construire un nouveau],
il sera obligé de croire tout ce que le spécialiste lui dit.”
Je m’interroge: l’exemple est-il bien choisi?
En ce qui concerne la mécanique, il y a des techniques existantes qu’il faut apprendre, et des techniques à inventer. On peut donc partir du principe qu’un spécialiste du domaine a les bonnes connaissances à transmettre et qu’on peut lui faire confiance car il s’agit de connaissances exactes à l’instant T. Dans le cadre scolaire, les connaissances sont déjà vérifiées et certaines.
En revanche, une fois ces connaissances acquises, on peut réfléchir pour résoudre les problèmes que pose cette technique, ce qui n’est pas chose répandue. Tout le monde ne s'attèle pas à remettre en question la technique communément utilisée pour en trouver une différente ou une meilleure.
Donc l’esprit critique est considéré ici comme la démarche qui suit la connaissance du procédé, qui lui est tel qu’il est, et pas autrement. Je dirais qu’il s’agit plutôt de développer sa créativité, de prise de recul sur un objet. Bien entendu, pour se rendre compte des problèmes que pose une technique, il faut la connaître. Mais pour discuter de justice, devons-nous connaître toutes les lois?
Savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas est plus facile lorsqu’il s’agit de disciplines techniques que de vision de la vie. On peut donc se questionner sur la fiabilité de cette analogie si on élargit le développement de l’esprit critique à autre chose qu’aux domaines techniques et scientifiques.
On peut apprendre les différentes méthodes de construction pour développer un nouveau modèle de moteur, mais ça ne façonne pas l’esprit critique pour développer les valeurs morales, améliorer la prise de décisions, améliorer la connaissance de soi. La technique est d'ordre rationnel, tandis que la justice (le sentiment de justice) est d’ordre émotionnel, issue du vécu, de l’expérience et est variable d’une personne à l’autre. Ce qui rend le problème complexe. Un moteur à explosion, c’est le même pour tous. Une loi est la même pour tous, mais pour certains elle est juste et pour d'autres injuste.
La question se pose: la critique en mécanique a-t-elle les mêmes critères et le même fonctionnement que la critique en philosophie? Je vois comme point commun la posture de chercheur (si on a la volonté de créer un nouveau moteur ou de réfléchir à des situations vécues). Je vois aussi une différence: la posture réflexive.
On n’observe pas ce qu’on pense pour prendre du recul sur la mécanique d’un moteur. On observe un objet et, à l’aide de calculs, on cherche d’autres solutions. Or, faire preuve d’esprit critique, c’est aussi être capable d’observer nos propres idées, pour les mettre en perspective et les remettre en question. L’esprit critique n’est pas toujours orienté vers un objet extérieur à soi, il peut être tourné vers soi et pour soi. En ce sens, on parle de jugement critique et de pensée réflexive, qui sont les deux faces d’une même médaille.
ESPRIT CRITIQUE OU JUGEMENT CRITIQUE?
Comme me l’a suggéré mon ami Charlie Renard, prof de philosophie en terminale et doctorante, animatrice en ateliers philo pour les enfants, il est plus judicieux de parler de jugement critique que d’esprit critique. Je vous conseille de visiter sa chaîne YouTube, Philo Marmots, avec des petits films qu’on peut montrer aux enfants: Chaîne de Philo Marmots.
Faire preuve de jugement critique, c’est être capable de prendre du recul pour penser ce qu’on pense. Pas seulement d’analyser une idée froidement. C’est une posture réflexive, qui consiste à se regarder dans un miroir, regarder nos propres idées, met nos émotions en mouvement. Cette posture permet également de considérer les idées des autres comme un objet à observer en émettant des hypothèses variées, et de les remettre en question. Cette remise en question de l’idée des autres nous permet d’affirmer ou de nuancer ce qu’on pense soi-même.
On peut schématiser le jugement critique et la pensée réflexive comme ceci:

LES DIFFERENTS POINTS DE VUE ET LE JUGEMENT CRITIQUE.
Les enfants apprennent des choses, mais ça ne les aide pas nécessairement à mieux vivre ou à changer leurs points de vue.

On propose des textes avec différentes idées défendues, des connaissances pour enrichir notre vision des choses. Mais ces connaissances ne sont pas soumises au jugement critique. Les élèves ne travaillent pas leur posture en devenant des chercheurs, ils restent des apprenants, cherchant la bonne note pour la prochaine évaluation. D’ailleurs, quand j’anime des ateliers philo en école, c’est un sans faute: “c’est différent de ce qu’on fait d’habitude (à l’école ou à la maison) et la première fois qu’on peut dire ce qu’on pense”. Strike.
Faire preuve de jugement critique, c’est une posture, pas un amoncellement de connaissances qui irait à l’encontre des traditions ou idées transmises.
Il y a une distinction importante à faire entre chercher à connaître et chercher à comprendre pour donner du sens aux expériences et aux apprentissages.
Par exemple, le harcèlement scolaire, atelier que j’ai animé en école. Au début de l'atelier, les enfants disent qu'ils doivent se faire aider par les adultes. Puis nous réfléchissons. Quels risques encourent-on à se défendre face à un harceleur? Quels risques encourent-on à défendre un harcelé? Quels bienfaits pouvons-nous récolter des deux situations? Oui, je propose de penser l'impensable. Mais voici le résultat: à la fin, les enfants disent qu’il va falloir se débrouiller seul et apprendre à se défendre car les adultes ne les croient pas et minimisent leurs conflits en disant “ce sont des histoires d’enfants”. Ces mêmes adultes qui sensibilisent à l’esprit critique et au harcèlement scolaire. On touche donc du doigt ce qu'ils vivent réellement. Et le problème auquel ils seront réellement confrontés.
"Quelle solution pour régler ce problème? Faut-il faire justice soi-même? Non, trop risqué, il faut aller voir les adultes en groupe. Si nous sommes plusieurs témoins, ça donne du poids à nos revendications".
Le problème que je vois est que la sensibilisation permet d’intérioriser des idées, d’apprendre des choses, mais ne permet pas de faire le lien avec l’expérience et le vécu si on ne s'attèle pas à faire cet exercice, si on ne permet pas aux enfants de dire avec la plus grande des franchises ce qu'ils pensent.
Autre point marquant de cet atelier, un des critères du harcèlement est la moquerie. Or toute moquerie ne relève pas du harcèlement. Comment faire la distinction si on ne s'attèle pas à disting